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Belgique, France, Luxembourg – Giallo, thriller, horreur – Durée : 01h42 – Date de sortie : 12/03/2014
Avec : Klaus Tange, Jean-Michel Vovk, Sylvia Camarda, Anna d’Annunzio
Résumé : Une femme disparaît. Son mari enquête sur les conditions étranges de sa disparition. L’a-t-elle quitté? Est-elle morte? Au fur et à mesure qu’il avance dans ses recherches, son appartement devient un gouffre d’où toute sortie paraît exclue …
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L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS – L’emprise des sens
Après avoir passé la décennie précédente à réaliser plusieurs court-métrages très expérimentaux, Hélène Cattet et Bruno Forzani, en couple dans la vie et derrière la caméra, sont entrés dans la cour des grands en 2010 avec Amer. Ce premier long métrage porté par une esthétique postmoderne était un insolite et fascinant hommage aux giallos (1), qui a joui d’une belle réputation dans divers festival à l’international où il a remporté quelques prix (2). Trois ans plus tard, ils nous reviennent avec leur nouvel enfant qui ressemble beaucoup à leur précédent dans leur parti pris formel et conceptuel.
Le charme incontestable de L’étrange couleur … vient de sa volonté d’offrir une véritable expérience sensorielle, n’ayant pas peur de s’affirmer à travers un style visuel foisonnant, dominé par des gros plans sophistiqués et un travail d’orfèvre sur la texture des couleurs, la photographie des corps et la bande son, et rythmé par un montage ultra percutant. Ajoutés à cela des séquences d’animation et de stop-motion, on ne peut que se régaler face à autant de liberté de ton qu’on ne retrouve que trop rarement dans le cinéma traditionnel.
Mais les racines cinématographiques de L’étrange couleur … ne proviennent clairement pas du cinéma populaire. Les références assumés proviennent surtout du Giallo, mais aussi du cinéma psychédélique des années soixante ou les velléités visuelles l’emportait toujours sur la narration. S’il y a bel et bien un scénario, il ne faudra pas compter sur Cattet et Forzani pour nous balader un terrain connu, puisque l’histoire est volontairement fragmentée à l’excès. C’est une fois le générique tombé que le spectateur devra assembler toutes les pièces du puzzle et reconstituer ainsi l’histoire.
L’imaginaire du film est tout bonnement ahurissant. La décoration très influencée ‘Art nouveau’ (3) (tableau typé Alfons Mucha, décor à l’ornementation floral, etc) contribue à la dimension onirique et permet au spectateur de se glisser davantage dans ce cauchemar fou ou les points de vue et flashback se superposent jusqu’à créer un véritable malaise. L’esprit de Lynch n’est pas loin ! La comparaison n’est pas gratuite puisque la folie et la perte des repères sont le centre névralgique du récit.
Mais L’étrange couleur … n’est pas à proprement parlé un récit labyrinthique, mais plutôt un film kaléidoscope, en témoigne un montage regorgeant d’effets qui délite l’image, donc le réel, brouillant sans arrêt les repères et la perception. Le film a cela de fascinant, c’est qu’il est autant un cauchemar éveillé qu’un rêve de cinéma. Il trouve un équilibre étonnant entre ses références et son authenticité, car les cinéastes ne tombent jamais dans le cliché et la citation facile. L’imaginaire des auteurs s’articule autour d’une réelle proposition de cinéma conceptuel assumée et revendiquée qui ne laissera pas le spectateur lambda indifférent, lui demandant une implication plus élevée qu’à l’accoutumée.
Il y a un jeu de correspondance extrêmement bien développé autour des visages, mais surtout autour de la ‘tête percée’. Qu’ils s’agissent des victimes ou d’une peinture au plafond, les ‘têtes percées’ sont une récurrence et des motifs incisifs qui imprègnent le mental du spectateur pour le malmener tout autant que son protagoniste. Une répétition sur les regards en gros plan rajoute encore à l’angoisse, quand on saisit rapidement que la vue n’est pas l’outil qui permettra de saisir les révélations et la vérité. En voyageant autant dans le passé que dans l’inconscient et les souvenirs, ‘L’oeil‘ est obsolète car les éléments de l’intrigue sont toujours enfouis ou cachés.
L’ouïe en aura aussi pour son grade ! La bande-son est une partition tonitruante qui maltraite nos oreilles avec fracas. Chaque bruit sonore vient frapper les tympans et je ne me souviens pas avoir vu un film ou l’on pouvait à ce point sentir les lames de couteaux trancher les corps et les matières avec une telle intensité. Ces choix artistiques hyper frontaux sont d’ailleurs à la longue le plus gros défaut du film – comprendre ‘parti pris esthétique’ car c’est clairement dans les intentions des cinéastes de nous percuter de la sorte. Mes rétines et mes neurones ont tellement été secoué que j’ai peiné à me concentrer 1h45 sur un film qui ne laisse jamais de répit et de repos aux sens !
Pour résumer, L’étrange couleur … est un excentrique et fascinant poème horrifique invoquant eros et thanatos dans un maelstrom d’images folles qui en font aussi, avouons le, un film lancinant et difficile d’accès. Mais comme je le disais, Cattet et Forzani n’ont en même temps pas la prétention d’en faire une oeuvre accessible mais, bien au contraire, d’affirmer leur personnalité à travers une ambitieuse et impressionnante démarche artistique. Pour le spectateur curieux et avide de nouveauté, il s’agit à n’en point douté d’une expérience aussi unique que rare. Et même si la dernière demi-heure m’a paru longue et fatigante, je ne regrette pas du tout de m’être embarqué dans leur univers car ce genre d’expérience cinématographique devient de plus en plus rare au cinéma !
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Ecrit et publié par Mathieu Breuillon
(1) Le giallo est un genre de film d’exploitation, principalement italien, à la frontière du cinéma policier, du cinéma d’horreur et de l’érotisme, qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980.
(2) Voir Récompenses sur wikipédia
(3) L’Art nouveau est un mouvement artistique de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle qui s’appuie sur l’esthétique des lignes courbes, de couleurs vives et de l’ornementation florale.
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